Article paru en français dans Uniscope n° 515 (magazine de l'Université de Lausanne), 15 janvier - 28 février 2006, pages 22-23. PDF

Les prophètes bibliques ignoraient sans doute l'existence des bactéries. A tort, car ces organismes unicellulaires s'avèrent être de terribles mouchards. Récit d'une aventure étonnante, où les sciences de la vie vont à la rencontre de la linguistique et de la théologie.

L’ADN pourrait être comparé à un texte, et ses quatre composants de base à un alphabet. Partant de ce constat, le biologiste Claude-Alain Roten s'est demandé s'il était possible d'utiliser certaines méthodes d'analyse génomique, basées sur l'examen des caractères, dans le but de décrypter des œuvres littéraires. Une démarche peu conventionnelle, qui mérite d'être expliquée plus en détail.

Les quatre composants de l'ADN forment une séquence codée, représentée par les lettres A, T, G et C. Dans le cadre de ses recherches, Claude-Alain Roten saisit le code génétique complet des bactéries dans un programme informatique, qui analyse la répartition des lettres. Le chercheur parvient ainsi à isoler des parties distinctes dans l'ADN, caractérisées par une fréquence plus ou moins élevée d'un ou plusieurs signes. L'agencement des parties révèle, par comparaison, certains changements ou mutations subis par les bactéries pendant leur longue histoire évolutive.

Dans la mesure où il est lui aussi le fruit d'un long développement, un texte comme l'Ancien Testament peut-il se prêter à ce type d'investigation? La fréquence d'utilisation des lettres peut-elle mettre en évidence les époques où les différents livres ont été rédigés, d'éventuels ajouts ultérieurs ou la «signature» de certains auteurs, en vue de reconstituer une histoire évolutive du texte biblique comparable à celle d'un organisme vivant? Basé sur le seul principe des occurrences, le procédé ne requiert à la base aucune connaissance de la langue hébraïque. «On utilise ici la force brute de l'ordinateur. Quand les gens me demandent si je lis l'hébreu, je suis bien obligé de répondre par la négative», explique le biologiste.

DES VIRUS ENCRYPTÉS AUX AUTEURS DE LA BIBLE

Le doctorant Alexandre Panchaud a utilisé la méthode du DNA walk (voir encadré) dans le cadre d'un travail semestriel. Il a mis en évidence des irrégularités sur la courbe ADN d'une bactérie (voir figure ci-dessous). Il s'est avéré par la suite que ces anomalies correspondaient à des virus encryptés, qui avaient inséré leur propre génome dans celui de la bactérie. «Comme si au milieu d'un texte français on avait inclus un plus petit texte en italien. Sans connaître ces deux langues, on pourrait donc imaginer mettre en évidence le «parasitage» de l'italien», explique Claude-Alain Roten.

Courbe ADN d'une bactérie basée sur les lettres T et A. Noir: gènes "réguliers". Rouge: gènes "irréguliers", caractérisés par une fréquence élevée de A. En fait, l'ADN d'un virus parasitant la bactérie.

Adaptée aux vingt-deux lettres hébraïques de l'Ancien Testament, la même méthode donne des résultats encourageants. «Nous avons repéré des phénomènes similaires à l'intérieur même des livres de la Bible. Certains passages divergent visiblement de la majeure partie du texte. L'analyse des courbes trahit leur présence exactement comme elle a trahi la présence des virus au sein du génome bactérien» (voir figure ci-dessous). Apport extérieur d'un auteur de l'époque? Ajout ultérieur témoignant d'une évolution des usages de la langue? Simple variation de style sans conséquence? A ce point de l'investigation, seule une personne habilitée à mener une analyse classique pourrait être à même de répondre à ces questions. Le professeur de théologie Thomas Romer, intéressé par la démarche, s'est attelé à la tâche.

Courbe de tout l'Ancien Testament, basée sur les lettres hébraïques vav et yud. Noir: extraits "réguliers". Rouge: extraits "irréguliers", caractérisés par une faible fréquence de yud. Ce pourrait être la marque d'écoles ou d'auteurs particuliers. Les résultats de cette analyse sont en cours d'examen.

D'AUTRES TEXTES À ANALYSER

Des résultats concrets ont d'ores et déjà été obtenus en analysant l'entier du canon de l'Ancien Testament. Les livres que l'analyse conventionnelle attribue le plus souvent à de mêmes auteurs, ou dont elle situe la rédaction à une même époque, montrent généralement des courbes analogues. Des données incontestablement utiles à la mise en place d'une chronologie du texte, d'autant que le procédé peut être encore affiné. «Par une méthode scientifique, on arrive facilement à mettre en évidence les différentes paternités ou époques du texte», relève Claude-Alain Roten. «Et cela, sans comprendre le sens véhiculé». D'autres œuvres font actuellement l'objet d'une analyse de ce genre. Entre autres, l'Iliade et l'Odyssée, dont la paternité exclusive à Homère soulève quelques doutes dans la communauté scientifique. Si la méthode ne saurait se substituer à un examen historico-critique, elle pourrait bien constituer un nouvel outil de valeur pour l'analyse des textes.

Claude-Alain Roten imagine déjà d'autres applications possibles pour le procédé, notamment dans le domaine de la police scientifique. De nombreuses méthodes permettent déjà de découvrir l'auteur d'un texte anonyme - examen des traces ADN laissées sur le document, graphologie ou, plus simplement, étude du style. L'analyse d'occurrences de lettres pourrait compléter cet arsenal. «Je me souviens qu'il y a quelques années, aux Etats-Unis, un scientifique en mal de reconnaissance envoyait à ses rivaux des colis piégés, généralement accompagnés d'une lettre anonyme», raconte Claude-Alain Roten. En utilisant le procédé du biologiste, on aurait peut-être pu déterminer si les messages étaient le fait d'une ou de plusieurs personnes, et confondre l'auteur en comparant ses envois anonymes avec ses publications ou sa correspondance privée.

Lionel Pousaz

LE DNAWALK

Si l'on déroule le fil d'ADN d'une bactérie de type Streptococcus pyogenes, on se trouve face à un texte d'environ un million huit cent mille caractères, qui détermine entièrement l'identité de l'espèce. Il est aisé de se représenter graphiquement le génome d'un organisme vivant: les quatre lettres correspondent aux points cardinaux d'un graphique à deux axes. Ainsi décodée, la chaîne d'ADN forme progressivement une courbe au fur et à mesure qu'elle se déroule. Des variantes permettent de ne tenir compte que d'un couple de deux lettres et de multiplier ainsi les approches graphiques du génome. Développée dans les années 90 et communément désignée sous le nom de DNA walk, cette méthode permet de tirer des conclusions parfois surprenantes (voir illustration ci-dessus).

LP.

CONTRE LE CREATIONNISME – AGAINST CREATIONISM

Aux États-Unis, les religieux fondamentalistes exercent une mainmise toujours plus prégnante dans le domaine de l'éducation. Conformément à leur lecture littérale du texte biblique, nombre d'entre eux s'opposent aux théories évolutionnistes et soutiennent une position dite créationniste: les différentes formes de vie seraient apparues spontanément. L'administration, soucieuse de plaire à cette frange importante de son électorat, lui accorde toujours plus d'importance. Dans certains Etats, les écoles ont désormais l'obligation d'enseigner les théories créationnistes. Des universités sont prises d'assaut par des groupes religieux qui tentent d'imposer la bonne parole. Les chercheurs sont inquiets face à ce que l'écrasante majorité d'entre eux considère comme une position sans valeur scientifique.

En avril dernier, la prestigieuse revue Nature tirait la sonnette d'alarme, en faisant figurer sur sa couverture un avertissement sibyllin et non dénué d'ironie: «Ce journal contient du matériel portant sur l'évolution. L'évolution par la sélection naturelle est une théorie, et non pas un fait. Ce matériel devrait être appréhendé l'esprit ouvert, étudié prudemment et considéré d'une manière critique.» Dans le même ordre d'idée, le Musée d'histoire naturelle de New York a récemment mis sur pied une importante exposition sur l'évolution à destination du grand public.

«Pour ma part, j'ai en quelque sorte suivi la démarche inverse des créationnistes», explique Claude-Alain Roten: «Ils se servent de la Bible pour expliquer la biologie, et j'utilise une méthode biologique pour mesurer l'historicité de la Bible». Une méthode qui démontre que, outre les organismes vivants, le texte biblique est lui aussi le fruit d'une longue évolution, et qu'il ne saurait être lu de manière littérale. «Je ne cherche pas à me prononcer sur la dimension religieuse du texte. Ma provocation vise les milieux créationnistes, je veux semer le doute dans leurs rangs.»

REFERENCES

Article suivant